22.

Cassandre et Caudebec revenaient des Grandes halles par la rue Aubry-le-Boucher, avec la cuisinière et Jacques Le Bègue qui portaient leurs achats, quand ils aperçurent l’attroupement autour du sergent et des deux archers. Caudebec conseilla de rester prudemment éloignés, ce genre de rassemblement pouvant mal tourner. Pourtant, quand ils entendirent les accusations de vol et qu’ils virent Nicolas Poulain pris à partie, Cassandre voulut intervenir et se porter à son secours.

Jacques Le Bègue eut un geste pour la retenir.

— Je vous en prie, madame, restons à l’écart, il s’agit d’un coup fourré.

— Que veux-tu dire ? demanda Caudebec.

— Ces archers, je les ai reconnus, ce sont ceux qui étaient avec M. le commissaire Louchart lorsqu’il est venu chez nous, après la mort de mon maître.

— Tu en es sûr ?

— Certain, monsieur, d’ailleurs comment se fait-il qu’ils soient là ? Il n’y en a jamais par ici.

— Si c’est un coup monté, ils sont sans doute complices, dit Caudebec en observant que Nicolas Poulain venait de découvrir avec surprise la bourse volée dans sa poche.

— Nous n’allons pas abandonner M. Poulain ! s’insurgea Cassandre.

— Si nous intervenons en assurant que nous le connaissons, ils pourraient nous poursuivre aussi, ou même venir chez M. Hauteville arrêter tout le monde, s’inquiéta Caudebec. Tout ça finirait fort mal.

— Que faut-il faire ? demanda Le Bègue, blanc d’effroi.

— Dans l’immédiat, M. Poulain ne risque rien ; il est lieutenant de prévôt et il parviendra certainement à se justifier. On devrait cependant prévenir ses amis.

— Mais qui ? Nous n’en connaissons aucun !

— M. Hauteville doit bien les connaître, décida Cassandre.

Ils virent Nicolas Poulain partir avec les archers qui l’encadraient. En se pressant, ils reprirent alors leur chemin vers la maison d’Olivier.

Le jeune homme était rentré la veille dans la soirée avec M. de Cubsac et préparait un mémoire auquel il comptait joindre les nombreuses dépositions écrites de paiement de la taille qu’il avait obtenues. Cassandre, Caudebec et Le Bègue le trouvèrent dans sa chambre, à sa table de travail, et lui racontèrent ce qu’ils avaient vu.

— Je vais prévenir le prévôt d’Île-de-France, décida Olivier en se levant.

— M. Poulain nous a dit que M. Hardy était très malade, rappela Le Bègue, il ne nous recevra pas, ou ne fera rien.

— Qui donc alors ?

— Je ne sais pas, monsieur. Mais il faut au moins avertir Mme Poulain. Elle va être dans tous ses états !

Olivier songea au marquis d’O qui aurait pu intervenir s’il n’avait été absent. Et Poulain ne lui avait jamais parlé des gens qu’il connaissait, ou de protecteurs qu’il aurait. Il se rendait compte qu’il ne savait pas grand-chose sur lui et il réfléchit encore un moment avant de décider :

— Je vais chez M. Séguier. Il me connaît et son frère est le lieutenant civil. Si on enferme Nicolas, il pourra facilement le faire sortir du Grand-Châtelet.

Escorté par Cubsac, il partit immédiatement pour la rue des Petits-Champs pendant que Cassandre se rendait chez Mme Poulain. En chemin, Olivier songeait à quel point le destin pouvait être malicieux. Trois mois plus tôt, c’est Nicolas qui l’avait fait sortir de sa prison du Châtelet, et maintenant, c’était son tour d’intervenir en sa faveur.

M. Séguier était à table et les fit longtemps attendre. Quand enfin il les reçut, il ne parut guère content de cette visite impromptue. Après s’être excusé, Olivier expliqua au conseiller que les travaux de vérification sur les tailles que le marquis d’O lui avait demandés étaient sur le point d’aboutir. D’ici quelques semaines, il aurait entièrement démonté le mécanisme de la fraude et trouvé les coupables. Ayant ainsi considérablement soulevé l’intérêt de M. Séguier, il lui raconta qu’il avait été victime d’une agression dans sa maison par une bande de truands et qu’il n’était toujours vivant que grâce à son garde du corps et à M. Poulain, lieutenant du prévôt, qui était chez lui ce soir-là. Il précisa que cette agression avait certainement été préparée par ceux qui avaient déjà tué son père.

Après cette révélation, et les détails de l’attaque, M. Séguier l’écouta avec encore plus d’attention.

Olivier lui expliqua ensuite que M. Poulain venait d’être arrêté par des archers du Châtelet, et peut-être emprisonné. Il en ignorait les raisons mais il s’agissait forcément d’un nouveau traquenard de ceux qui rapinaient les impôts de l’État, et il supplia le conseiller au parlement de prévenir son frère pour qu’il vienne à sa rescousse.

Antoine Séguier ne connaissait pas tous les détails de cette affaire de fraude sur les tailles. Quand le surintendant lui avait demandé de vérifier les registres de l’Île-de-France, il avait jugé qu’il ne s’agissait que d’une simple histoire de détournement, comme il y en avait tant. Celle-ci étant seulement plus importante que les autres. Puis, il avait reçu une lettre comminatoire du marquis d’O, un homme qu’il croyait en disgrâce à Caen. Il s’en était ouvert à Bellièvre qui lui avait ordonné de tout faire pour satisfaire le marquis, car c’étaient les ordres du roi. Il s’était donc exécuté en donnant à Olivier Hauteville toute liberté pour travailler.

Maintenant, il découvrait qu’il y avait bien un rapinage des finances du roi et que leurs auteurs étaient sacrément puissants. Diable ! Faire arrêter un lieutenant du prévôt de l’Île-de-France signifiait qu’ils avaient des complicités au plus haut niveau du Châtelet ! Rien que pour cela, son frère devait en être informé.

Il promit donc à Olivier de faire le nécessaire.

Le jeune Hauteville repartit rassuré, après avoir cependant rappelé au conseiller que personne ne devait savoir qu’il était sur le point d’aboutir dans ses vérifications.

Derrière le guichetier entra un homme en robe noire avec un petit chapeau carré. Il était seul et le geôlier ferma la porte derrière lui. Il n’y avait donc pas de greffier pour son interrogatoire ? s’étonna Poulain.

— Monsieur Poulain ? s’enquit le visiteur d’une voix fluette.

— Oui, monsieur, à qui ai-je l’honneur ? fit le lieutenant du prévôt, en restant assis sur son lit.

— Gilbert Chambon, sieur d’Aimbesy, je suis commissaire de police au Châtelet, répondit l’homme.

Il avait un petit visage doux, au front haut et au crâne presque chauve. Vêtu de toile noire râpée jusqu’à la trame, il paraissait timide et insignifiant malgré des yeux vifs qui n’allaient pas avec le reste de sa physionomie.

— Allez-vous me faire libérer, monsieur ? Je suis lieutenant du prévôt d’Île-de-France et j’ai été enfermé ici par ruse et violence, sans raison ni décret de prise de corps.

— Je le sais. Mais je ne vais pas vous faire libérer. Ce serait imprudent, pour l’instant. Pouvez-vous m’accompagner chez M. le lieutenant civil ?

Poulain se leva. Jean Séguier faisait-il partie de ceux qui l’avaient enfermé ici ? Si c’étaient les ligueurs, la situation du roi était encore pire qu’il ne l’imaginait car Séguier avait été réputé loyal jusqu’à présent.

— Avant de sortir, monsieur, je veux votre parole que vous ne chercherez pas à vous enfuir. Pour vous convaincre, je vais vous dire quelques mots sur la raison de ma présence.

» Vous avez des amis fidèles, souffla-t-il à voix basse. Ils ont appris votre arrestation et ont prévenu M. Antoine Séguier qui est allé voir son frère, lequel m’a envoyé vous chercher aussitôt.

Poulain poussa un soupir de soulagement.

— Vous avez ma parole, monsieur.

Le commissaire Chambon frappa à la porte et le guichetier au visage couvert d’ulcères revint. Ils sortirent, le porte-clefs marchant devant avec une lanterne. Ils suivirent une large galerie sablée à la voûte noircie par la fumée des torches et des lanternes et aux murs rongés par le salpêtre. Ils croisèrent un autre porte-clefs accompagné d’un magistrat et d’un greffier qui saluèrent le commissaire. Parfois un gémissement lugubre retentissait. Le guichetier ouvrit une grille rouillée qui grinça, ensuite ce fut un nouveau passage fort pentu avant d’arriver à un escalier aux marches recouvertes de moisissures verdâtres. En haut, le guichetier ouvrit une nouvelle porte et ils débouchèrent dans le grand vestibule du Châtelet.

Ils traversèrent la grande salle plongée en partie dans les ténèbres malgré les chandelles allumées dans des niches et sortirent dans la cour sans passer par le bureau des écrous. Ils n’avaient croisé que quelques archers. Dehors, il faisait presque nuit.

— Ma monture est là, j’en ai fait préparer une seconde pour vous ; vous me suivrez, dit le commissaire à Poulain en désignant deux mules.

Jean Séguier, seigneur d’Autry, lieutenant civil de Paris habitait lui aussi rue des Petits-Champs, à quelques maisons de l’hôtel de son frère. La plupart des grands commis de l’État logeaient dans cette rue proche du Louvre. En chemin, Poulain réfléchissait à ce qu’il pourrait dire au lieutenant de police. Les Séguier étaient réputés fidèles au roi, mais il avait vu ces temps-ci tant de gens jugés loyaux basculer du côté de Guise qu’il lui fallait rester discret.

Le portail de l’hôtel de Jean Séguier était ouvert mais surveillé par deux gardes armés de pertuisanes. Ils entrèrent dans une petite cour et un valet s’occupa des montures. Dans le vestibule, un autre valet les attendait. Poulain remarqua qu’il portait une épée et un pistolet glissé à sa taille. M. Séguier s’inquiétait donc pour sa sécurité.

Il avait sans doute raison, songea le lieutenant du prévôt avec amertume.

— Je reste ici à vous attendre, expliqua le commissaire. M. Séguier m’a fait savoir qu’il veut vous rencontrer seul.

Le valet accompagna Nicolas Poulain à l’étage et le fit entrer dans une pièce où travaillait un homme au lourd visage sanguin. Il avait un nez charnu, une bouche lippue et des sourcils épais mais il leva des yeux étonnamment vifs en voyant entrer son visiteur. Deux chandeliers éclairaient sa table de travail et leurs flammes vacillantes faisaient ressortir les traits empâtés et fatigués du lieutenant civil.

— Monsieur Poulain ?

— Oui, monsieur.

— Nous n’avons guère de temps. Mon frère m’a prévenu que des amis à vous sont venus lui raconter votre arrestation. Selon eux, il s’agit de gens fort puissants qui détournent une partie des tailles royales. Pouvez-vous m’en dire plus ?

— Il y a en effet une importante fraude sur les tailles, monsieur. Un de mes amis est sur le point d’en démonter les ressorts, et comme j’ai eu l’occasion de le protéger lors d’une agression contre sa personne, on a cherché à m’éliminer pour pouvoir s’en prendre plus facilement à lui, ou simplement pour m’écarter.

En vérité Nicolas Poulain ignorait si son arrestation avait un rapport avec la fraude. Ce pouvait être aussi une décision du conseil de la Ligue qui aurait découvert sa trahison. Cependant, en réfléchissant, il s’était dit que, dans ce cas, les ligueurs l’auraient simplement convoqué chez l’un d’eux, et l’auraient dagué.

— Avant d’aller plus loin, je suppose que vous avez faim, monsieur Poulain…

— En effet, dit lugubrement le lieutenant du prévôt. Ces messieurs du Grand-Châtelet ne m’ont pas encore porté à souper !

— J’ai fait préparer sur cette table du pain, du vin et du jambon, servez-vous.

Poulain s’approcha de la table et se servit un grand verre de vin du flacon qu’il but avec soulagement tant il avait soif. C’était du vin de Montmartre, son préféré.

— J’ai été rapidement informé par mon frère de votre arrestation, mais il m’a fallu trouver M. Chambon, qui est un des rares commissaires qui ont encore ma confiance. Ceci pour vous dire que j’ignore tout des raisons de votre enfermement.

— Ce matin, j’ai été accusé dans la rue par deux marauds de les avoir volés. Nous avons échangé des coups et quelques archers qui étaient sur place sont intervenus. On m’a fouillé et j’avais effectivement sur moi la bourse d’un des marauds.

— Comment l’expliquez-vous ? s’enquit le lieutenant civil, surpris.

— Je ne l’explique pas, monsieur ! L’impudence est l’apanage des larrons. On a sans doute glissé cette bourse dans une poche de mon manteau.

— Mais dans quel but ?

— Me conduire au Châtelet et me serrer en cellule.

— Mais pourquoi vous emprisonner ?

— Sans doute pour m’écarter, comme je vous l’ai dit, monsieur. Il y aurait aussi d’autres explications liées aux affaires que je traite, cependant, et vous m’excuserez, je ne peux vous en dire plus pour l’instant, car je suis lié par un serment.

Un soupçon de mécontentement traversa le visage du lieutenant civil, mais il inclina la tête faisant comprendre qu’il acceptait cette explication.

— Je vais vous faire élargir sur-le-champ.

— N’en faites rien pour l’instant, monsieur. Il faut me laisser en prison pour ne pas alerter ceux qui m’y ont mis. Ainsi ils vont se manifester et je connaîtrai leurs véritables raisons. En revanche, il faudrait me conduire demain matin chez M. le comte de Cheverny.

— Le chancelier ?

— Oui, monsieur.

— Il vous attend ?

— Oui, monsieur. Je dois rencontrer chez lui un important visiteur.

Tout en parlant, Nicolas Poulain s’était coupé une large tranche de pain et un morceau de jambon qu’il dévorait.

— Que pouvez-vous me dire d’autre ?

— Rien, monsieur, sinon que si je n’étais pas là, le chancelier et son visiteur seraient fort fâchés.

Séguier laissa Poulain mastiquer son repas pendant qu’il laissait vagabonder ses pensées. Malgré les questions qu’il avait posées à Nicolas Poulain, il connaissait déjà les grandes lignes de cette affaire de vérification des tailles que son frère lui avait narrée. Il savait que le père d’Olivier Hauteville avait été assassiné et que le commissaire Louchart avait fait arrêter le fils avant de le libérer. Il savait aussi que Louchart incitait commissaires, sergents et exempts à le rejoindre dans une société de défense de la religion catholique et romaine. Louchart était à la Ligue et presque tous les commissaires l’avaient suivi. Seul Chambon avait rejeté ses offres.

Ce coquin de Louchart assurait même qu’il serait bientôt lieutenant civil à sa place !

Il savait aussi que le marquis d’O était revenu secrètement à Paris et que la situation était dramatique pour le roi. On disait que la populace s’était armée, qu’elle allait s’attaquer au Palais, au grand et au petit Châtelet, au Louvre, à la Bastille même. Il n’ignorait pas que sa maison serait la première pillée en cas d’émeute, et qu’il serait un des premiers pendus ou dagués jetés en Seine. Il avait engagé des gardes supplémentaires en sachant bien que ce serait insuffisant s’il y avait une sédition générale. Ce ne serait pas les quelques centaines de Suisses et de gardes françaises qui pourraient défendre les gens du roi.

Poulain était sans doute une pièce importante dans un plus vaste jeu.

Qui devait-il rencontrer secrètement chez Cheverny qui était un des hommes au plus près du roi. Et ce juste après le conseil ? Il ne voyait qu’une seule personne… mais c’était invraisemblable… se déplacerait-il pour un simple lieutenant du prévôt ?

— Le roi ? s’enquit-il un peu au hasard.

Poulain tressaillit et s’arrêta de manger. Il considéra Séguier dans un mélange de surprise et de contrariété.

— Comment le savez vous, monsieur ?

— Je l’ai deviné, déclara-t-il en laissant filtrer un sourire de satisfaction. Je suppose que cette manœuvre contre vous est aussi en rapport avec la situation insurrectionnelle qui règne en ce moment en ville…

Poulain hocha la tête sans dire un mot.

— Je vais faire appeler M. Chambon.

Il tira un cordon.

Le commissaire et Poulain revinrent au Grand-Châtelet. Il faisait nuit mais Chambon, fort avisé, transportait sur sa mule une petite lanterne. Il conduisit Poulain au bureau des écrous où se tenaient un greffier et deux geôliers qui jouaient aux cartes. Chambon expliqua qu’ils devaient enfermer M. Poulain et lui donner du pain et une couverture. Il précisa qu’il viendrait le chercher à nouveau le lendemain matin pour un autre interrogatoire.

Après une médiocre nuit, Poulain mangea un peu de pain ainsi qu’une soupe portée par le valet d’une auberge proche. Il brossa comme il put ses vêtements tachés de boue et se nettoya le visage avec son manteau. Il ne pouvait se raser et sa barbe était rêche, mais il essaya au moins d’éliminer les poux qui couraient sur son corps et ses vêtements.

Peu de temps après, le commissaire Chambon vint le chercher. Il le conduisit au château de la Rochette, cette fois accompagné de quelques sergents. En chemin, le commissaire le traita publiquement fort mal, comme cela avait été convenu entre eux. Il fallait que les ligueurs ne devinent rien si on leur rapportait son déplacement.

Arrivé chez le chancelier, on le conduisit en le bousculant dans une belle salle aux murs en boiseries et au plafond peint où on le laissa seul. Le commissaire était resté dans un vestibule avec les sergents.

Il attendit là longtemps. Enfin Cheverny entra suivi du Grand prévôt Richelieu et d’un petit homme maigrelet, au regard sombre et torturé, qui marchait avec beaucoup de lenteur. Poulain le reconnut immédiatement. Il l’avait souvent aperçu lors de cérémonies ou de processions, même si c’était toujours de loin. Sous sa cape entrouverte en velours noir doublée de taffetas et brodée d’or, on distinguait un justaucorps de satin gris à double rang de perles et brodé de pierreries. Ses chausses étaient écarlates et une fraise empesée lui entourait le cou. Ses cheveux étaient très courts, presque rasés, sous un bonnet noir serré par un cordon et une broche d’or. À son cou pendait un grand collier d’ambre serti d’or qui sentait très fort et à chacune de ses oreilles étaient attachées de grosses perles. Sous sa minuscule moustache et sa courte barbe, son teint était blafard avec des traits tirés et de lourdes poches sous les yeux.

Nicolas Poulain tomba à genoux.

L’homme aux boucles d’oreille le considéra un instant sans faire un geste. Puis, son visage impassible se détendit d’un demi-sourire, un peu dédaigneux pourtant.

— J’aimerais avoir plus de serviteurs comme vous, monsieur Poulain, dit-il d’une voix sans tonalité.

— Je ne fais que respecter mon serment de fidélité, sire.

— D’autres le disent aussi, d’autres le disent… Mon prévôt m’a rapporté que vous faites partie de cette confrérie, cette nouvelle ligue mise en place par quelques bourgeois… la sainte union ?

— Oui, sire, j’y suis entré pour votre défense.

— Relevez-vous et racontez-moi donc ce qu’il s’y dit, puisque c’est ce que souhaite M. de Richelieu, fit Henri III d’une voix fatiguée.

Poulain commença lentement, d’abord en cherchant ses mots. Il raconta comment il avait été contacté pour acheter des armes au début de janvier, puis les réunions secrètes, les participants de plus en plus nombreux, les villes gagnées à la sainte union, comme Chartres, Blois, Orléans et bien d’autres en Beauce, en Touraine, en Anjou et dans le Maine. Peu à peu, il oublia qu’il s’adressait au roi et devint plus persuasif, il évoqua la présence de Mayneville à chaque assemblée, les armes qu’il portait à l’hôtel de Guise, celles qu’il avait ramenées d’Arras avec l’écuyer du cardinal de Guise, enfin le projet des ligueurs de prise de la ville, et l’entrée prochaine d’armes et de troupes après que les conspirateurs eurent livré les portes de Paris.

Quand il eut terminé, le roi était toujours aussi impassible, mais beaucoup plus blême.

Le silence s’installa. Soit par crainte, soit à cause de l’étiquette, aucun des proches du monarque ne voulait prendre la parole. Henri III paraissait comme absent.

— J’ai été très accommodant, n’est-ce pas Cheverny ? dit-il finalement d’une voix calme.

— Peut-être trop, sire, gronda le chancelier.

— Il y aura conseil demain matin, soyez-y. Je veux aussi la présence de Villequier, du colonel général de mes Suisses, de M. le duc de Retz, de M. le duc de Montpensier, de M. de Chavigny et de M. de Senneterre.

Il considéra à nouveau Nicolas Poulain.

— Vous êtes un brave, monsieur. Que souhaitez-vous ?

— Rien, sire, sinon vous servir.

Henri III eut une moue d’étonnement, teintée de scepticisme.

— Je suppose que vous voulez au moins sortir de prison, mon ami ? grimaça-t-il.

— Si je sortais maintenant par votre puissance, sire, je serais découvert. Or, la comédie n’est pas terminée.

— La comédie ?

Le roi resta un instant silencieux, les yeux dans le vague, comme plongé dans des souvenirs. Puis il déclara d’un ton presque guilleret :

— Lors des États généraux de 1577, ma mère a invité à Blois une troupe italienne, les Gelosi. J’ai beaucoup appris avec Flaminio Scala, leur chef… On peut vaincre un ennemi en le trompant, m’a-t-il rappelé, il suffit de bien jouer son rôle, c’est ce qu’a fait Ulysse.

Nicolas ne comprenait pas ce que le roi voulait dire, par politesse il hocha sottement la tête.

— J’aime les travestissements et l’illusion, monsieur Poulain. Nous continuerons donc à jouer la comédie selon votre guise, contre mon cousin Guise.

Il eut un sourire satisfait de son bon mot et Richelieu se força à rire.

— Il serait bon que M. de Cheverny me fasse publiquement quelques réprimandes et menaces, sire, suggéra Poulain. Cela ne pourrait que renforcer ma position auprès de vos ennemis.

— Ce serait une idée plaisante, reconnut le roi. Les Gelosi auraient aimé participer à cette comédie. Cheverny, faites ce qu’il faut ! Et tâchez d’être convaincant ! À vous revoir, monsieur Poulain…

Il se tut une seconde avant d’ajouter :

— … Continuez à prévenir M. de Cheverny ou M. de Richelieu, de tout ce que vous apprendrez de fâcheux contre moi ou contre le royaume, et soyez certain que je ne vous oublierai pas. Je n’oublie rien.

Le roi et ses compagnons repartirent.

Cheverny sonna un valet pour qu’il aille chercher le commissaire Chambon.

Le chancelier ordonna au commissaire de se mettre aux ordres de Nicolas Poulain, tout en le traitant toujours avec le plus grand mépris et la plus grande brutalité en public. Le commissaire Chambon avait déjà compris que Poulain n’était pas un prisonnier comme un autre et qu’il jouait un rôle. Il assura Cheverny de son obéissance et Nicolas Poulain lui expliqua ce qu’il attendait de lui. Après quoi, Cheverny fit venir un secrétaire afin de lui dicter une lettre pour M. de Villeroy, le ministre qui avait le prévôt Hardy sous ses ordres et qui était donc le supérieur du lieutenant du prévôt.

Jusqu’en 1579, le baron de Sauves s’occupait de la gendarmerie et de la maison du roi au sein du secrétariat d’État à la Guerre. À sa mort, M. de Villeroy avait repris son département et avait désormais la haute main sur les prévôts des maréchaux. Cheverny savait que M. de Villeroy penchait pour la Ligue, et que ce qui se dirait chez lui serait vite connu des ligueurs. Quand la lettre fut terminée, le chancelier appela les sergents pour qu’ils viennent chercher le prisonnier. Devant eux, il déclara que le lieutenant Nicolas Poulain avait fait une grande faute et qu’il en serait sévèrement puni. Il donna ordre qu’on le conduisît au logis de M. de Villeroy pour y être sanctionné.

Le secrétaire d’État fit longuement attendre Poulain et Chambon, car il était avec son confesseur, puis il dîna. Ce ne fut que dans l’après-midi qu’il vint les trouver dans l’antichambre où ils attendaient avec les sergents. Il tenait la lettre de Cheverny à la main.

— Monsieur Poulain, vous avez été accusé de vol dans la rue… le roi est fort courroucé contre vous et il faudra que vous vous défissiez de votre office, ou autrement je vous ferai pendre.

Poulain répondit qu’il était innocent et qu’il voulait d’abord un procès. Le secrétaire le menaça pour son insolence avant d’ordonner qu’on le reconduisît au Grand-Châtelet.

Le lundi matin, Le Clerc, Louchart et La Chapelle furent introduits dans la cellule de Nicolas Poulain. Ils l’interrogèrent assez amicalement sur les raisons de son emprisonnement, puis sur celles pour lesquelles on l’avait mené au logis du lieutenant civil, du chancelier et de M. Villeroy.

Ainsi, ils avaient vite été informés ! songea le lieutenant du prévôt.

— Ils ont voulu me contraindre de résigner mon état pour un vol que je n’avais pas commis. J’ai dit qu’il fallait faire mon procès avant et M. de Villeroy a été très fâché contre moi.

» Le commissaire Chambon recherche mes accusateurs, qui disent se nommer Valier et Faizelier, mais ils n’habitent pas où ils l’ont dit. Pour ma part, je suis certain de pouvoir montrer des témoins et faire tomber cette accusation.

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, l’assura le commissaire Louchart avec effusion, et je vais donner des ordres pour que vous soyez bien traité. Rassurez-vous, vous ne resterez pas plus de quelques jours ici.

— Mais j’y compte bien, fit Poulain en les accolant avec une feinte amitié.

Les trois ligueurs partirent assez inquiets. Poulain s’était trop bien défendu. Il fallait à tout prix qu’il ne retrouve pas ses accusateurs et qu’il reste encore enfermé une dizaine de jours. Le temps pour le tueur de Mayenne de faire son travail.

Un peu plus tard, ce fut son épouse qui vint avec Olivier Hauteville. Il les rassura et leur promit de sortir le lendemain.

Le mardi suivant, jugeant que la comédie avait assez duré, il demanda à Chambon d’obtenir un ordre du lieutenant civil pour être libéré. L’ordre arriva dans l’après-midi. Pour que la comédie soit complète, il précisait que M. Poulain était toujours accusé de vol et qu’il ne devrait pas quitter la ville. Il avait aussi obligation de retourner coucher chaque soir à la prison.

Mais ce n’était qu’une clause de style, lui précisa le commissaire.

Les rapines du Duc de Guise
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